Plusieurs voix s’unissent autour d’une même envie et il en émerge une mélodie originale. C’est le principe de l’action exploratoire Apollon portée par Antoine Lejay, qui rassemble des chercheurs Inria et des historiens de l’université de Haute-Alsace. Leur ambition : allier numérique et sciences humaines et sociales pour décrypter la Politique d’Aristote.
Vous êtes chercheur chez Inria depuis 2001 ; quels sont vos sujets d’étude ?
Je suis directeur de recherche et membre de l’équipe-projet Pasta (Processus Aléatoires Spatio-Temporels et leurs Applications), du Centre Inria de l’Université de Lorraine et de l’IECL. Nous travaillons sur des modèles probabilistes pour toutes sortes de sujets, de la géophysique à la finance, en passant par la santé ou l’astrophysique. Nous avons un positionnement original par rapport à la plupart des autres équipes de recherche : d’une part, nous n’appliquons pas nos recherches à un seul domaine et d’autre part, nous couvrons l’ensemble de la chaîne de création de ces modèles – c’est-à-dire la modélisation, leur simulation et leur inférence – qui consiste à utiliser des méthodes statistiques pour retrouver leurs paramètres.
Au sein de l’équipe, j’ai personnellement deux thématiques principales. La première concerne la « théorie des trajectoires rugueuses », sur laquelle j’ai d’ailleurs fait un postdoctorat. La seconde, plus applicative, porte sur la simulation d’équations de diffusion avec des discontinuités dans les coefficients. Ce type de simulation est nécessaire lorsque nous voulons étudier par exemple la diffusion d’un polluant dans un sous-sol, composé de roches poreuses mais différentes et dont les caractéristiques vont donc varier.
Enfin, une dernière partie de mon temps est consacrée à des recherches diverses qui se nourrissent de contrats industriels ou de travaux de collègues. S’intéresser à des domaines variés, avec des partenaires différents, permet toujours d’apprendre de nouvelles techniques, de découvrir divers points de vue, d’imaginer des façons de les appliquer à d’autres recherches. Cet échange et cet équilibre rendent la recherche plus passionnante encore !
Ce sont ces aspects qui vous ont attiré chez Inria ?
Tout à fait ! L’interdisciplinarité, l’ouverture sur la société, le transfert vers d’autres disciplines, les problèmes applicatifs me plaisaient. Et me plaisent toujours ! L’équipe-projet Pasta est d’ailleurs une équipe-projet commune entre Inria, le CNRS et l’Université de Lorraine. Et nous venons de mettre sur pied une action exploratoire qui n’existe que grâce à l’interdisciplinarité et à la collaboration avec l’université de Haute-Alsace.
Comment est née cette action exploratoire ?
Cette action, baptisée Apollon (Art de la POLitique : Langage aristotélicien et Optimisation Numérique), a été initiée par un de mes anciens doctorants, Lionel Lenotre. Il travaille dorénavant à l’université de Haute-Alsace et avec une collègue historienne, Maria Teresa Schettino, il cherchait une solution pour créer un lexique des idées présentes dans la Politique d’Aristote. Cet ouvrage est l’un des principaux textes de philosophie politique et il a eu une grande influence au cours des siècles. Le problème, c’est que répertorier toutes les idées qu’il contient prendrait environ une cinquantaine d’années et nécessiterait de rassembler des historiens, des spécialistes de l’analyse de texte et des experts en grec ancien. Lionel cherchait donc un moyen d’automatiser ce travail fastidieux et s’est tourné vers moi.
Qu’est-ce qui vous a plu dans cette démarche ?
D’abord le côté original et amusant. Le sujet permet de se confronter à d’autres domaines et pose des questions passionnantes : qu’est-ce qu’un langage, pourquoi telle phrase exprime telle idée… on s’approche de la philosophie. L’aspect interdisciplinaire m’a évidemment séduit, de même que l’orientation vers les sciences humaines et sociales. Elles sont selon moi un peu le parent pauvre dans nos domaines de recherche et j’apprécie de pouvoir leur ouvrir de nouvelles portes.
S’intéresser à des domaines variés, avec des partenaires différents, permet toujours d’apprendre de nouvelles techniques, de découvrir divers points de vue, d’imaginer des façons de les appliquer à d’autres recherches.
Justement, vous avez rendu ce projet possible en proposant une action exploratoire chez Inria ; en quoi ce dispositif était-il pertinent ?
Notre objectif est d’utiliser des méthodes d’apprentissage statistique, donc de machine learning, pour apprendre à un algorithme à identifier certaines informations dans les textes d’Aristote et à les interpréter. Cette interprétation sera soumise à un expert humain, qui fera ensuite une rétropropagation à l’algorithme pour lui permettre de s’améliorer. Jusqu’à réussir à extraire les idées de l’ouvrage pour en faire un lexique. Or il y a là beaucoup de défis, comme le fait de se passer des boîtes noires, ces processus opaques qui permettent à l’algorithme d’engendrer des résultats. Puisque nous voulons un contrôle humain sur la démarche, il faudra que tout soit transparent.
Le fait que nous n’ayons pas non plus des millions de données à fournir à l’algorithme pour l’entraîner, mais un seul ouvrage, est également un challenge. Or les actions exploratoires Inria visent justement à soutenir la prise de risque scientifique. Grâce au dispositif, nous avons obtenu le financement d’un postdoctorant en sciences du numérique pour deux ans. Et via le CNRS, nous pourrons également recruter un postdoctorant en histoire.
Deux ans suffiront-ils pour créer le lexique ?
Sans doute pas. Mais nous aurons au moins une idée de ce qui est réalisable, nous disposerons de grandes lignes, que nous pourrons affiner ensuite, éventuellement avec d’autres acteurs. Je suis convaincu que ce genre de projet n’est jamais entrepris « pour rien » : il en sortira forcément de nouvelles connaissances. Et il va créer un lien de plus entre numérique et sciences humaines et sociales, entre Inria et ses partenaires… C’est un enrichissement pour tous.
Quel style musical associez-vous à l’action exploratoire, et pourquoi ?
Les chants polyphoniques des Pygmées ! Dans ces chants, il n’y a pas de meneur : chacun apporte sa voix, répond à l’autre et il se créé ainsi une œuvre collective. Dans la recherche, et dans l’action exploratoire notamment, nous rebondissons de la même façon sur les travaux des uns et des autres pour produire de nouveaux résultats !